Sainte famille

Nous étions à table, guettant l’arrivée du dîner dans la fraîcheur austère et hivernale de la salle à manger. Mère accomplissait dans la cuisine, son sacerdoce avec quelque ustensile mystérieux afin que ses « chéris » ne meurent pas de faim.

         - Qu’est-ce qu’on attend ?  s’enquit mon petit frère.

         - La maîtresse de maison, répondit Père, d’un ton ferme.

         L’outrageux bambin baissa les yeux. Ma sœur aînée et moi posâmes sur lui des yeux réprobateurs. Les vitres s’étaient depuis lors, embuées sous l’effet du nombre et de notre attente fébrile.

         Enfin, Mère entra, le port altier, et progressa d’un pas décidé. Nous l’attendions comme le Messie. Intérieurement, nous espérions qu’elle aille au plus vite, au risque de heurter les convenances. Elle exauça nos vœux, malgré elle, en se prenant le pied dans le tapis.

         Soudain, la soupière voltige. Je tends les bras au ciel pour l’intercepter en vain. Nous suivons, du regard, impuissants, le parcours de notre entrée au-dessus de la table. Désespéré, mon père, aussi affamé que nous le sommes, s’allonge dévotement sur la table. Dans son brusque élan,  il emporte avec lui la nappe empesée. Le plat vient s’abattre devant mon frère cadet qui se trouve baptisé pour la seconde fois. Les binocles de mon père se sont brisés dans le choc contre la carafe. Ma sœur, qui a réceptionné la bouteille de vin, voit sa chemise immaculée en porter les stigmates. Le nouveau baptisé se lèche les mains pour une nouvelle onction.

Et moi ? J’observai pieusement ce spectacle avant d’en chercher la créatrice gisant au pied de la table, assommée.

- Mère ?