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Le blog de lamoire Blog culturel, littéraire, d'actualité (littérature; spectacles), et de création.

Selma Lagerlöf - Des Trolls et des Hommes

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            Les sept récits qui constituent ce recueil oscillent entre le conte merveilleux, la nouvelle fantastique et la chronique. Si certains sont suffisamment éloignés de toute réalité pour que le lecteur croie en un monde fait de trolls et d’hommes, d’autres sont davantage ancrés dans la réalité et c'est l’intervention du surnaturel qui crée l’angoisse chez le lecteur. D’autres, enfin, rapportent des faits réels sans jamais les associer au surnaturel : on pense de fait à des chroniques.

 
            Des trolls et des hommes, c'est ce que l’on découvre ici : des êtres merveilleux et des hommes ; de l'étrange et du banal. Tour à tour le lecteur découvre : un couple de fermier qui voient leur nourrisson subtilisé et échangé contre un enfant troll, lequel sera la cause de leur malheur ; une jeune fermière se défend d’un brigand, qu’elle prend pour un troll, en l’ébouillantant ; puis, c'est le tour du jeune assistant d’un cordonnier qui se procure du « spirrtus », terre sépulcrale au pouvoir effrayant et dévastateur, au risque de tout y perdre. Ensuite on arrive près d’un lac où une créature, le Näcken, a fait un pacte avec un jeune homme et dont la vie tient à sa promesse de ne pas boire l’eau du lac. Suit l’histoire d’un manoir sur le point d’être abandonné aux jeux de hasard quand un lutin s’engage à le conserver au prix de la vie du maître des lieux. L’avant-dernier récit n’est plus assuré uniquement par la même narratrice mais par la tante de l’auteur qui révèle un fait étrange concernant un ami de jeunesse. Enfin, nous sommes en Finlande où la narratrice retrace, en partant d’une visite au musée, le parcours d’une fervente croyante, dont elle découvre le portrait, et qui a consacré sa vie à la réinsertion des prisonniers.

 
 

            Dans ce recueil de nouvelles on passe de l’univers merveilleux des trolls à l’univers fantastiques des esprits malfaisants. Ces sept nouvelles nous transportent ici dans une forêt, dans les alpages de Örebro près du marais de Svartkärr, là à Jösse près de la baie de Kyrkviken, Aspnäs, puis à Torebÿ dans le Värmland. Ce sont presque tous des lieux qui font référence à la région que l’auteur a connue dans sa jeunesse, le Värmland en Suède. Sur ce point, ce recueil de nouvelles rappelle à maints égards l’univers du Merveilleux voyage de Niels Holgersson à travers la Suède du même auteur : d’un lieu à l’autre, l’on pénètre dans un nature présentée avec beaucoup de sincérité. Dans sa préface du célèbre conte, Lucien Maury fait allusion au « parfum [qui] émane » du livre, un parfum « agreste et pénétrant, senteur humide et résineuse traversée d’effluves marins…Selma Lagerlöf nous révèle l’âme de son pays, cette âme lyrique et close, timide et hardie, vibrante de rêves démesurés, et qui ne reprend son équilibre qu’en face de la nature ». Dans Des trolls et des hommes, la nature ne recèle pas de mystères invisibles à l’œil humain car s’il s’agit d’une nature habitée par des êtres merveilleux, les hommes pour autant les connaissent bien. Ces créatures, ils ont appris à les connaître, ils les fréquentent, ils s’y réfèrent au quotidien. Dans l’imaginaire scandinave les différentes créatures que l’auteur fait apparaître vivent dans les lieux qu’elle a choisi de dresser autour des personnages : les trolls dans les montagnes et les forêts pour les deux premiers récits ; le « spirrtus » dans le cimetière ; le Näcken dans le lac et les ruisseaux ; le tomte dans les prés, les collines et dans le foyer des hommes.

                   
            Les événements se déroulent souvent la nuit. La nuit, c'est le moment des veillées où l’on raconte une histoire et où l’auditeur, ici le lecteur, se laisse prendre au rêve, comme dans un état hypnagogique. C’est aussi le moment propice au charme où les hommes dorment et où les esprits s’éveillent. Dans le second récit, les trolls sont d’autant plus inquiétants qu’ils sortent d’une forêt, et qu’ils arrivent la nuit. Konstantin Karlsson, l’apprenti cordonnier, acquiert le « spirrtus » en pleine nuit dans un cimetière. De même, c'est au soir couchant que le Näcken se fait entendre…On ne le voit pas, ce qui le rend encore plus terrifiant. Le tomte est parfois décrit mais brièvement et les descriptions se terminent par la mention que les tomtes détestent être observés par l’œil humain…Il se déplace dans la nuit et vit en retrait de la vie humaine, dans l’écurie. Chacune de ces créatures évoque aussi bien le monde humain que le monde animal, ce qui en fait des monstres.

 

 

            En effet, le tomte de Torebÿ est une sorte de lutin des régions scandinaves ; c'est un être d’apparence humaine mais de taille réduite. Il est doté de la parole mais son âme est cruelle. Sa parole est trompeuse, insidieuse même.

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            Les trolls représentent deux facettes de l’homme : la sauvagerie et la part humaine. Dans L’Echange, s’ils ont une apparence monstrueuse, notez que l’auteur insiste sur la griffe que les trolls portent au dernier doigt comme des animaux (chez l’homme on parle d’ongle), les trolls ne sont pas moins intelligents et rusés comme cette mère qui échange son nourrisson contre celui des fermiers, et esthètes : le rapt commis par la mère est motivé par la beauté et la douceur de l’enfant. Sans doute doit-on reconnaître ici la volonté de la part sauvage et animale de s’élever au rang de l’humain. Dans Une vieille légende des alpages, le troll est présenté comme un être anthropophage qui occupe la maison du fermier dans la montagne quand celui-ci descend le bétail dans la plaine. Il prend le relais de l’homme dans les hauteurs mais se montre cruel et n’hésite pas à menacer sa vie quand cet échange de rôles est compromis.

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            Le « spirrtus », est un esprit ou une force surnaturelle qui paraît assimilé au subconscient de l’homme et qui révèle en lui ce qu’il a de meilleur – l’apprenti cordonnier réussit avec le « spirrtus » ce qu’il échouait quand il en était privé -, comme ce qu’il y a de pire : le personnage éprouve des sentiments négatifs à l’encontre de son maître, ressent l’envie de la possession, l’égoïsme, agit avec violence et aveugle sa propre sœur. L’esprit-serviteur que le jeune homme se procure se sert progressivement de ce dernier pour épancher sa nature maligne.

 
            Le Näcken est un esprit de L’eau de la baie de Kyrviken, qui est dangereux pour qui l’écoute : il fait lui aussi usage de la parole, de cette parole par laquelle on fait un pacte, de cette parole qui engage fatalement une action. Il est entre la sirène et le cheval marin de la mythologie grecque, d’autres êtres hybrides.

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            Ces êtres ou entités doubles symbolisent la duplicité des hommes qui y sont confrontés. Dans le premier récit, l’enfant humain apprend à ses parents qu’il retrouve finalement, qu’il a vécu les mêmes expériences que son alter ego troll : le rejet du père, la protection de la mère, les tentatives d’assassinat du père, l’affrontement du feu. Dans le second récit, alternent deux personnalités de l’héroïne ; d’une part, elle est craintive et les trolls ainsi que les brigands la terrifient ; d’autre part, elle est téméraire et en vient à aveugler son agresseur. De plus, elle paraît à la fois saine d’esprit notamment quand elle raille les propos de sa maîtresse qui lui apprend qu’elle avait vu sa vie menacée par les trolls dans sa jeunesse ; pourtant, elle dialogue avec la bouilloire qui lui rappelle la voix de sa maîtresse et devient folle en fin de récit quand elle apprend qu’elle a tué un homme. L’apprenti cordonnier est lui aussi partagé entre le garçon bienveillant mais un peu pataud et cette autre personne qu’il devient grâce au « spirrtus », malveillante et habile. Le prêtre dans la nouvelle suivante est le réceptacle de croyances opposées, christianisme et paganisme, qui ont en lui la même vitalité bien qu’il se réserve à la première. Si le maître des lieux qui possède le manoir de Torebÿ dans le récit qui suit, semble dépravé et assujetti aux jeux de cartes dans l’univers de la nuit, son double opposé, le tomte, est pour sa part un être qui fait en sorte que les affaires du manoir retrouve un ordre et une tranquillité perdue jusque-là. Dans les deux derniers récits le double n’est plus lié au merveilleux mais perdure à travers des figures, des personnalités. Maître Frykstedt, l’ami pasteur qui discourt avec génie a également son double dans cet ivrogne qu’il devient en fin de soirée, qui saccage les biens prêtés à la tante de l’auteur. Enfin, Mathilda Wrede, la jeune femme du portrait au musée d’Helsinki, est d’une grande famille et vit malgré cela avec modestie, chichement. Par ailleurs, malgré son austérité apparente, celle du tableau, elle est « gaie, alerte, épanouie » et se dévoue au bonheur des autres ; et, malgré sa foi en l’autre elle attend son trépas tant sa route est jonchée « d’épines ». Mais le thème du double apparaît ici surtout grâce au personnage de Halonen, animal sauvage, violent, prêt à bondir sur sa proie auquel elle rend visite et qui malgré sa violence pleure devant elle, se met à nu quand elle refuse la loi de la violence gratuite et absurde. Comme si la vie ici en prison comme aileurs n’était qu’une farce grotesque.

 

           On serait tenté d’appeler ces récits des contes tant le merveilleux est présent avec ses trolls, ses tomtes, ses Näkens ; cependant, le cadre spatial est très souvent précisé et ancré dans le monde réel de la jeunesse de l’auteur, c'est-à-dire dans ou près du Värmand. Cela confère dès lors au récit une dimension fantastique. Toutefois, on est davantage dans le conte merveilleux parce que les éléments merveilleux y sont acceptés avec beaucoup de naturel et jamais ne surprennent, même si un personnage se défend d’y avoir jamais cru. Les récits en fin de recueil s’éloignent du merveilleux en ce qu’ils rapportent des faits présentés comme réels et attachés aux souvenirs de la narratrice qui en témoigne.

 
            D’une certaine manière, l’on croirait se trouver devant l’articulation d’un monde ancien peuplé de légendes et d’un peuple moderne où la population aurait abandonné ses croyances séculaires empruntes de superstitions pour s’en remettre à de nouveaux dogmes dictés par la logique ou du moins par l’institution : ainsi la jeune vachère du second récit prétend-elle avoir eu assez peu de considérations pour les propos de sa maîtresse qui raconte avoir entendu des trolls de nombreuses années auparavant. Ce déni du monde merveilleux semble d’ailleurs confirmé par l’irruption d’un brigand, la seule menace qui existe réellement : le brigand est aussi menaçant que les trolls, et la réalité plus inquiétante que la légende puisque les trolls fantasmés ne sont pas arrivés et n’arrivent toujours pas tandis que le brigand a bel et bien fait son apparition et se substitue au troll. Dans cet autre récit, Konstantin Karlsson ne croit d’emblée pas une seconde aux superstitions de son maître Krus Erik Ersson au sujet du « spirrtus » et tient pour ses idées pour des coquecigrues. Plus tard, on voit s’opposer un prêtre et les villageois : quand lui se consacre à Dieu, eux s’en réfèrent aux divinités qui animent la nature environnante. Le point de vue du prêtre est d’ailleurs significatif de cette charnière : il a été bercé par des légendes vernaculaires et il y croit mais sa vie ne dépend plus d’êtres malins enfouis dans la nature comme une âme dans un corps. L’avant-dernier et le dernier récit, ancrés dans une réalité contemporaine et éloignés de toute légende, montre la même articulation, mais cette fois-ci non plus entre superstition et croyance mais entre foi et désillusion : à cet égard le maître Kalle Frykstedt, à Karlskoga, qui boit plus que de raison et brise les biens de son hôtesse oublie sans doute que l’ivresse est un péché au même titre que celui de gourmandise puisque l’excès mène l’homme à la luxure. Enfin, Mathilda Wrede est exposé à la mécréance des prisonniers dont les actes les ont conduits à se détacher du Bien et de la foi en un monde meilleur. La bonté du personnage semble un rouage essentiel dans le mécanisme de délitement de la foi : c'est la conscience de ceux qui oublient de croire, et qui intervient au quotidien. Cette dualité entre deux façons de percevoir le monde met tantôt le monde merveilleux en relief, tantôt son pendant que nous connaissons mieux.

 
            C'est d’ailleurs ce quotidien qui plaît d’emblée dans ces nouvelles. Un quotidien qui s’intéresse aux gens. Ici un couple de fermier et leur serviteurs ; ici encore, une vachère dans son travail dans la montagne ; là, un cordonnier et son apprenti devant l’établi. C'est aussi un prêtre dans sa relation à ses paroissiens, ou la vie des petites gens dans les couloirs et l’écurie d’un manoir, les soirées chez la tante Nana Lagerlöf, et enfin les visites et les entretiens entre la jeune prêcheuse et  les prisonniers. Dans cet ensemble de récits, la narratrice raconte donc aussi des histoires simples sur le quotidien. Et c'est en ce sens,entre autres, que ses histoires touchent à l’universel.


 





Edition Babel -  traduction de M. de Gouvenain et de Lena Grunbach

Si vous voulez en savoir plus sur Selma Lagerlöf : http://fr.wikipedia.org/wiki/Selma_Lagerl%C3%B6f

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