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Le blog de lamoire Blog culturel, littéraire, d'actualité (littérature; spectacles), et de création.

Mario Vargas Llosa - Eloge de la marâtre

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            Le titre  Eloge de la marâtre  du récit de Mario Vargas LLosa est aigre-doux : si le terme « éloge » renvoie aux aspects valorisant désignés pour qualifier une personne ou une chose, celui de « marâtre » renvoie, par le suffixe dépréciatif, à une personne que l’on dénigre. On a donc à la fois ici un éloge et un blâme. Notons à ce propos que le mot en espagnol « madrastra » peut se traduire aussi bien par « belle-mère » que par « marâtre » et que le choix de la traduction en français n’est donc pas innocent.

            Ce mélange des genres est surtout perceptible à travers les différents axes qu’il m’a paru intéressant de développer. L’intrigue oscille entre le désir d’une femme, doña Lucrecia, pour son beau-fils mineur, Alfonso, son désir pour son mari, don Rigoberto, et son désir d’abnégation, sa volonté d’être honorable. De même, ce désir qui est largement raconté, décrit dans l’œuvre balance-t-il entre le sexe et la mort comme deux aspects concomitants de la vie. Enfin, le récit fait alterner les références à la mythologie, aux personnages légendaires ou irréels et celles faites à un cadre réel.




 

            Cette oscillation entre le Bien et le Mal est développée dès le début grâce à un champ lexical (ensemble de mots se rapportant à un même thème) de la sensualité et même de la sexualité ainsi que du désir. Cependant, le début de l’histoire montre une femme bien pensante, doña Lucrecia, qui se réjouit de son rapport à son jeune beau-fils : celui-ci, malgré de mauvais augures paraît l’accepter comme sa mère. Pourtant, elle montre plus que de raison son corps à son jeune beau-fils et ce dernier lui montre plus que de raison son attachement par mille caresses. Elle se trouble puis fait en sorte que les premiers émois du jeune garçon soient effacés, oubliés. Elle apprend qu’il l’admire par la fenêtre quand elle prend son bain, au risque de chuter et de mourir. Elle s’en offusque et s’en amuse aussi. Bien que cela la dérange, car elle pourrait être sa mère, elle y trouve une forme d’excitation et lui offre son corps en spectacle. Puis, évidemment, sa raison reprend le dessus et elle lui mène la vie dure comme s’il s’agissait de lui faire payer les désirs qu’il suscite en elle : elle l’ignore et le laisse manger seul et le renvoie dans sa chambre. Il menace de se donner la mort et elle fond en larmes et l’embrasse avec fougue comme elle le ferait avec un amant. Doña Lucrecia se trouble mais s’amuse toujours. Plus tard on les découvre après l’amour, le beau-fils a remplacé le mari : l’héroïne a l’illusion que cette relation enrichit celle qu’elle entretient avec son époux. Bien qu’elle ait eu d’abord des réticences, elle acquiert plus de liberté dans sa vision de l’amour et de la sexualité, en laissant tomber les œillères d’une religion castratrice et culpabilisante. C'est bientôt elle qui apprend à son mari qui ils sont l’un à l’autre : sa turpitude n’a pas d’égale quand elle jouit pleinement ainsi du stupre.

             Elle est l’incarnation d’une classe bourgeoise péruvienne hypocrite et soumise. Et, en même temps, elle est avec son mari le creuset du sensualisme selon lequel tout ce qu’on apprend nous vient de nos sensations. D’un bout à l’autre du récit c'est une femme qui veut bien faire mais qui contient en elle toute l’histoire des personnages légendaires, sensuels et monstrueux, qui est racontée dans les différents récits enchâssés qui jalonnent le roman de Vargas Llosa.

            Son mari, dont on pourrait supposer qu’il occupe un rôle moindre dans le déroulement de l’action est pourtant celui par qui, après s’être salie dans ses fantasmes et dans ses épanchements du corps, elle rejoint la respectabilité. Tout au long du roman, il procède à une longue, infinie et minutieuse toilette qui serait une sorte de catharsis par laquelle il laverait les péchés de sa femme. Rien n’est laissé au hasard : le corps tout entier est examiné, scruté puis soigné avec méticulosité comme pour conjurer la décrépitude, la dégénérescence, ou même la mort.

 
 
 

            La mort est loin d’être le thème de ce récit, toutefois, les mots se rapportant à la mort sont nombreux et l’évocation de la mort directement ou indirectement est elle aussi largement représentée. Il faut préciser que la mort et le sexe s’articulent dans une dialectique de la vie où ils sont inextricablement liés. Chaque fois que l’auteur mentionne la sexualité, il prolonge cet énoncé par celui de la mort comme s’il s’agissait du pendant nécessaire de la sexualité. L’expression imagée de la « petite mort » pour désigner l’orgasme renferme elle aussi cette dualité du sexe et de la mort. Ainsi peut-on lire (page 23) quand doña Lucrecia fait catleya avec son époux : « Elle gémit, dolente et jouisseuse, tandis que, dans un remous confus, elle apercevait une image de saint Sébastien criblé de flèches, crucifié et empalé. Elle avait l’impression d’être encornée en plein cœur. ».

            La mort est également évoquée indirectement à partir de la référence à Hypnos à la fin du chapitre 5, après des ébats lascifs. C'est le dieu du sommeil auquel il paraît difficile de penser sans rappeler que son frère Thanatos était le dieu de la mort. Vargas Llosa établit un parallèle entre le sommeil et la mort, de même que Marguerite Yourcenar le fait dans son premier chapitre « Animula, vagula, blandula » des Mémoires d’Hadrien : «  ce qui m’intéresse ici, c'est le mystère spécifique du sommeil goûté pour lui-même, l’inévitable plongée hasardée chaque soir par l’homme nu, seul, et désarmé, dans un océan où tout change, les couleurs, les densités, le rythme même du souffle, et où nous rencontrons les morts. » (page 25, Folio). Ce parallèle cher à Héraclite fut encore repris par Montaigne (In : Essais, Livre II, chapitre VI) : « Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort. ». La vie et la mort sont inextricablement liées comme nous le rappellent ces auteurs et l’ardeur amoureuse est la passerelle qui conduit de l’une à l’autre.

            La mort semble alors la tragique finalité d’une passion amoureuse : la toilette de don Rigoberto, avec ses longues ablutions, qui précède l’amour qu’il fait à doña Lucrecia, rappelle la toilette des morts par sa minutie, ses détails techniques voire cliniques, même si elle est source d’une sensualité constante. La passion du jeune garçon pour sa marâtre doit le conduire à la mort : il met sa vie en péril pour elle et veut bien se donner la mort par amour. La mort physique fait place à une mort symbolique : la passion conduit à la rupture amoureuse, à la séparation. Le jeune garçon comme un Faust, comme un incube a dévoyé doña Lucrecia qui se voit déchue en fin de roman, et don Rigoberto perd sa raison de vivre.

 



            Cette relation tragique est bien celle de Phèdre, cette femme remariée qui tombe amoureuse de son beau-fils, Hyppolite, aux dépens de Thésée. Ainsi, le texte fait-il référence indirectement à la mythologie.

            Il rappelle aussi directement un monde mythologique en réservant certains chapitres à l’évocation de tableaux de maîtres qui ont des personnages mythologiques, et irréels pour sujets principaux.

            Le second chapitre rappelle l’épisode de Candaule  montrant sa femme Lucrèce à Gygès par le biais d’un récit enchâssé où Candaule prend la parole pour chanter la beauté de son épouse callipyge. Ce second chapitre fait écho à la fin du chapitre précédent par l’évocation de la sensualité et des charmes de doña Lucrecia et de l’adoration de son époux pour elle. Le mari y est bien sûr assimilé à Candaule de même que doña Lucrecia paraît être la réincarnation physique de Lucrèce. Le texte reprend explicitement le contenu du tableau de Jacob Jordaens, Candaule, roi de Lydie, montre sa femme au premier ministre Gygès.

 
 

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            C'est ensuite le tour de Diane Lucrecia de raconter une scène de bain dans un nouveau récit enchâssé au chapitre 5. Cette scène a été peinte par François Boucher, Diane au bain. Cette fois-ci, la déesse de la chasse prolonge les propos de doña Lucrecia qui dans le chapitre précédent est en présence de sa domestique, Justiniana, et de son beau-fils Fonchito. Elle s’y amuse et s’excite à l’idée d’être observée : l’érotisme de la situation vient du voile qui cache l’observateur à sa vue. Au chapitre 5 qui part du tableau de F. Boucher, la narratrice est elle aussi accompagnée d’une domestique qui l’aide à prendre son bain avec beaucoup de sensualité et s’imagine épiée par un jeune faune tapi dans les bois qui, comme Alfonso, Fonchito, se laisse griser par sa beauté. Elle-même s’émeut de cette situation qui confine à l’érotisme.



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            Plus loin, dans le chapitre 7, suite aux ablutions de don Rigoberto qui annonce les ébats des amants, c'est à Eros, dieu de l’Amour charnel, de s’exprimer dans un autre récit enchâssé. Il est accompagné de l’allégorie de la Musique. Ils doivent à eux deux disposer l’esprit et le corps de doña Lucrecia à l’amour. C'est le sujet d’une toile du Titien, Vénus, l’Amour et la Musique. Celle-ci, comme les autres renvoie au récit-cadre et le nourrit par les interprétations de l’œuvre picturale qu’en fait l’auteur.



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            Le chapitre 9 fait la charnière du chapitre qui précède où don Rigoberto se définit comme un monstre, et du chapitre suivant où l’on s’intéresse plus particulièrement à son nez, dès le vers du poète péruvien postmoderniste Eguren : « Il était un homme à un nez soudé » (page 137), et à son sexe. En effet, au chapitre 9, c'est un nouveau narrateur qui prend la parole : c'est la tête que Francis Bacon a peinte, Tête I. Il rappelle les monstres de l’antiquité mythologiques par sa difformité effrayante mais toujours anthropomorphique. Il n’a qu’un œil, comme les cyclopes, une bouche féroce, comme celle des titans, pas de membres entièrement formés, un énorme nez disproportionné qui couvre presque tout son corps, et un sexe dont il fait usage avec des hommes comme avec des femmes. C'est en quelques sortes don Rigoberto qui devient un monstre de sensualité et de sexualité par l’attrait que doña Lucrecia exerce sur lui.



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            Le chapitre 12, suite aux révélations d’Alfonso sur le chemin de Mendieta de Fernando de Szyszlo, donne la parole à doña Lucrecia qui explique ce tableau à don Rigoberto. Les corps, ce sont les leurs, car ce sont des corps dénués d’enveloppe comme une chair avide de sensualité et de sexualité. C'est une vision organique que propose la narratrice à son époux : elle lui raconte sans ambages comment son propre corps est sur l’autel du désir et comment celui de don Rigoberto est érigé vers elle par l’appât qu’elle représente. Ce sont deux êtres divins et irréels car idéalisés par l’interprétation de doña Lucrecia.



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            Enfin, au chapitre 14, c'est la voix de la vierge Marie qui se fait entendre. Un ange vient la visiter et lui révèle un avenir prestigieux et tragique. C'est le motif du tableau de Fra Angelico, L’Annonciation. Dans l’Evangile selon Saint Luc (1, 26-38), Marie apprend à ce moment-là par l’ange Gabriel qu’elle sera la mère de Jésus. Elle réagit d’abord avec trouble puis de la surprise et enfin accepte ce destin. C'est, d’une certaine manière, au risque de proférer des remarques iconoclastes, de cette façon que doña Lucrecia réagit face à l’enfant qui est assimilé jusqu’à la fin de l’œuvre à un ange du fait de ses grands yeux bleus et purs ainsi que de ses boucles blondes. Son apparente innocence est-elle feinte ?

            Sans doute doit-on voir ici bien sûr le prolongement des vœux de chasteté et de sagesse que don Rigoberto prononce dans le chapitre précédent quand il se figure être une figure religieuse forte ; c'est aussi un nouveau tournant de l’histoire où doña Lucrecia est chassée de chez elle quand son beau-fils révèle tout à don Rigoberto, et où ce dernier est acculé par cette révélation. Cette fin est attendue comme dans toute tragédie car la fatalité conduit inexorablement les personnages vers des voies interdites.






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Edition Folio - traduction d'Albert Bensoussan


Si vous voulez observer de nombreuses peintures d'art  de 1150 à 1800 : www.wga.hu/index1.html
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Si vous voulez en savoir  plus sur l'auteur :  www.contacttv.net/i_presentation.php


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Commentaires
A
<br /> <br /> merci pour cette analyse remarquable, et longue vie à votre blog.<br /> <br /> <br /> <br />
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